Le sens de la marche
Par Olivier Cena, chroniqueur à Télérama

Il est sculpteur, vit au Sénégal et vient pour la première fois en France. Il adore l'œuvre d'Alberto Giacometti qu'il connaît grâce à un livre qu'on lui prêta et qu'il ne souhaite plus rendre tant l'œuvre de l'artiste suisse le passionne. Ses premières sculptures s'y réfèrent : de grands marcheurs filiformes mais plus souples que ceux de Giacometti, fabriqués à base d'une accumulation de fers à cheval récupérés et soudés. Le jour même de son arrivée à Paris, il alla admirer la Femme debout installée dans le jardin des Tuileries. Quelques jours plus tard, il se rendit au musée de Saint-Etienne, qui présente la collection Giacometti de Beaubourg, fermé pour réparations et rénovation, augmentée de quelques œuvres majeures, dont un "Marcheur" prêté par la fondation Maeght.
Sans avoir la prétention d'égaler la dernière rétrospective parisienne, l'exposition de Saint-Etienne donne un aperçu fidèle de la carrière du sculpteur, des premières œuvres de la fin des années 20, influencées par le cubisme et l'art des Cyclades, jusqu'aux derniers bronzes des années 60 : bustes, marcheurs et personnages debout. La période surréaliste des années 30 y est représentée par quelques chefs-d'œuvre : La Pointe à l'œil (1930-1932),
La Femme égorgée (1932-1933) ou L'Objet invisible (1934-1935) ; et les quelques vases et appliques des années 40, rarement exposés, montrent, malgré tout le talent de l'artiste, qu'un objet utilitaire est avant tout défini par sa fonction - " J'avais beau y mettre tout mon cœur, disait-il, un cendrier restait d'abord un cendrier. "
Ndary Lo, le jeune sculpteur sénégalais, pouvait donc pour la première fois tourner autour des œuvres, en observer les détails, les toucher même, parfois, constater l'évolution du travail et comprendre le sens des recherches de Giacometti.
De la Femme debout du jardin des Tuileries, il avait retenu la beauté du visage, la courbe de la nuque, l'élégance du profil qu'aucune reproduction ne montre, la tension des épaules et, avait-il dit, une certaine banalité des jambes, une lourdeur des pieds, comme si l'artiste ne s'y était pas vraiment intéressé.
L'exposition de Saint-Etienne confirma son analyse.

Parmi tous les Marcheurs que sculpta Giacometti, celui prêté par la fondation Maeght, s'il a le mérite de représenter la série la plus célèbre du sculpteur, n'est pas le plus réussi - sans doute à cause de son échelle : sa tête étant posée à hauteur du regard du spectateur, il apparaît soit trop grand, soit trop petit. La Femme debout, en revanche, s'impose comme une déesse inaccessible et lointaine.
Ndary Lo regarda longuement le premier, commenta sa raideur - en fait, un triangle de profil (les jambes) dont l'un des côtés se continue (le torse et la tête), figure que l'on retrouve, dit-il, dans un petit dessin surréaliste vingt ans auparavant - puis s'abîma dans la contemplation de la seconde, hypnotisé par la grâce de son port de tête - les jambes, répéta-t-il, ne servant là que de socle à ce qui passionnait Giacometti : le buste et le visage, ce que l'on pouvait d'ailleurs constater avec les dessins, les peintures et les autres sculptures exposés représentant Diego, le frère, ou des amis de l'artiste.
Ndary Lo ressortit de l'exposition émerveillé - par la Femme égorgée (d'après lui, la première œuvre figurative de Giacometti), les minuscules sculptures de 10 centimètres de haut (Femme, 1953) et, bien sûr, la grande Femme debout -, mais habité par cette question : pourquoi Giacometti représentait-il toujours les bras collés au corps ? Plus tard, un artiste stéphanois lui expliqua l'indispensable solitude de la sculpture contemporaine, ce qu'exprimait Giacometti lui-même dans l'un de ses carnets en représentant des œuvres éplorées, souffrantes de ne pouvoir se parler car, depuis longtemps, elles ne s'entendent plus.