Le refus de Rosa Parks
Par Virginie Adrianirado
texte du catalogue de l'exposition à la fondation Blachère
Rosa Parks, le nom sonne tellement bien qu'il aurait pu être taillé sur mesure pour une star hollywoodienne ! Loin des projecteurs des studios de cinéma, il est entré dans l'Histoire par la porte d'un bus ce jour du 1er décembre 1955 où - en pleine période de ségrégation raciale aux États-Unis -une femme noire de 42 ans refusa de céder sa place à un homme blanc dans un bus de Montgomery (Alabama). Un pasteur, alors peu connu, du nom de Martin Luther King coordonna le boycott des transports en commun de la ville qui dura 382 jours jusqu'à ce que les noirs obtiennent un traitement équitable dans les bus. La suite, on la connaît. C'est à cette femme appelée la mère du mouvement des droits civiques que Ndary Lo a choisi de rendre hommage à travers son installation "Le refus de Rosa Parks".
Présentée pour la première fois en 2006 à la biennale de Dakar, la reconstitution de son bus, encadré par des portraits célèbres ou anonymes, avait séduit les uns, flatté ceux qui s'y reconnaissaient et désarçonné ceux qui s'étonnaient de voir associer certaines figures du monde de l'art contemporain africain à des icônes comme Gandhi ou Mandela. Au-delà de l'histoire de Rosa Parks, Ndary Lo a tout d'abord voulu rendre hommage aux hommes et femmes anonymes ou célèbres qui ont refusé l'humiliation et se sont battus pour leur dignité et celle du peuple noir. Il a commencé par réaliser le portrait de Rosa Parks dans une reconstitution mettant en scène des sculptures de fer assises et habillées de morceaux d'étoffes colorées. Petit à petit, des visages se sont imposés, ceux de « tous les Rosa Parks du monde », composant une série de portraits agencés en ignorant de manière parfaitement assumée les frontières temporelles, historiques et culturelles de l'histoire contemporaine. Ainsi sont nés, avec de lointains échos wharoliens, les portraits de Mandela, Malcom X, Angela Davis, Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Kuame Kruma, Senghor, Bob Marley, mais aussi de Picasso, des critiques d'art africain Simon Njami et Okwui Enwezor qui ont, selon lui, tracé le sillon de la reconnaissance des artistes du continent, ou encore de Mame Abdou, chef de la confrérie sénégalaise des tijanes, qui a beaucoup compté pour l'artiste. À leurs côtés, le grand père de Ndary Lo, un frère décédé, une jeune journaliste qui était venue l'interviewer ou une femme de la société civile qui, après avoir découvert son portrait dans l'installation, a fait part à l'artiste de son envie de s'investir encore plus dans ses luttes quotidiennes. Ce parti pris assumé du mélange des genres peut certes dérouter au risque de réduire la portée de l'oeuvre.
Au-delà de la célébration de personnalités incontournables, la présence de certaines figures qui ont participé à la reconnaissance de l'artiste peut être perçue comme un remerciement au second degré, comme a pu le faire un Chéri Samba dans certaines de ses toiles où il remercie ses collectionneurs avec causticité.Cette installation évolutive, variable en fonction des espaces d'expositions ou des inspirations de l'artiste, peut, au gré de ses présentations, êtreenrichie de portraits ou être délestée de quelques uns. Peu importe le mixage des figures, toutes trouvant leur justification dans le désir de l'artiste de « magnifier le geste des contemporains », qu'il veut exalter pour les plus connus et encourager pour les autres.
Malgré tout, la dimension politique du refus de Rosa Parks est indéniable, dans la symbolisation de la lutte du peuple noir, dans l'évocation du panafricanisme à travers toutes les grandes figures de ceux qui l'ont prôné, mais aussi dans les matériaux utilisés pour la reconstitution du bus. Les chaînes d'os et de métal, le matériau phare de Ndary Lo, ne peuvent qu'évoquer celles de ses ancêtres esclaves, dont l'île de Gorée est restée un éminent symbole. C'est sur une plage de Gorée que lui est venue l'idée d'associer les os aux chaînes, un jour qu'il regardait la mer ramener sur le sable les déchets charriés par ses vagues. Parmi eux des os, rebuts des nombreux restaurants de l'île, mais qui ont pris, ainsi sortis des entrailles de la mer à proximité de la Maison des esclaves, une signification symbolique pour l'artiste.
Dans ces matériaux récupérés, il aime par-dessus tout la dimension d'éternité incarnée par l'ossature métallique d'un édifice et l'ossature de l'individu subsistant après que tout ait été détruit. De même pour les couleurs de ses icônes, qu'il a voulues sépia, il a mélangé du café à l'acrylique, ce café qui ne peut que renvoyer aux plantations où travaillaient les esclaves, mais aussi à celles implantées sur son continent encore pillé et surexploité par les multinationales occidentales. Le refus de Rosa Parks dans toutes les images et les symboles qui s'y bousculent est une oeuvre transversale. Elle fait appel à la mémoire collective chargée des figures historiques qui l'ont marquée, mais elle fait aussi appel à la mémoire personnelle de l'artiste dont elle constitue en quelque sorte le Panthéon personnel en mettant en scène les figures de ceuxqui l'ont poussé à être ce qu'il est devenu, un artiste en mouvement, à l'image de ses immenses sculptures qui marchent, dans une aérienne fierté, peut-être portée par le fait qu'un jour, une femme ait refusé de se lever pour que son peuple puisse enfin être debout.