Ndary Lo

Des pas sur le sable

Par Olivier Cena paru dans le hors-série "Giacometti" de Télérama

L'océan est proche.
Du haut de la terrasse de la maison, on peut voir les vagues se briser sur la plage et, sur la droite, la ligne courbe de la baie s'achever au loin aux pieds des buildings blancs de Dakar.
De lourds nuages noirs couvrent le ciel. La nuit tombe. Le vent souffle, apportant un peu de fraîcheur. Sur la mer, les lumières d'un gigantesque pétrolier oscillent ; leur mouvement régulier accompagne le bruit lancinant du ressac à peine troublé par les cris des enfants et les bêlements des moutons que les Peuls laissent paître dans les rues. Des éclairs allument le ciel et le colorent de blanc et de mauve. L'orage gronde...

Rencontre

« Il faut que tu ailles voir le gamin, il est doué », m'avait dit le sculpteur Ousmane Sow en me montrant, posé dans un coin de son salon, un personnage fait de chaînes de vélo soudées en elles. L'œuvre ne me semblait pas franchement enthousiasmante mais, sachant le peu de complaisance de l'artiste sénégalais pour le travail de ses contemporains, j'avais été intrigué. Avant qu'elle ne parte pour le pont des Arts à Paris, Ousmane exposait alors à Dakar, face à l'océan, La Bataille de Little Big Horn, sa dernière composition. Nous étions au mois de janvier 1999.

Le gamin habitait M'Bao, une ville côtière située entre Dakar et Rufisque, surtout connue pour sa raffinerie de pétrole - il y habite encore. M'Bao est aussi, triste renommée actuelle, l'un des lieux de départ des pirogues à destination de l'Espagne. Sur la plage envahie par les déchets rejetés par la mer, là où matin et soir des centaines d'hommes se musclent et s'entraînent à la lutte ou au football, sur cette plage où s'alignaient autrefois une cinquantaine d'embarcations, seuls trois ou quatre bateaux de pêche résistent encore au chant des sirènes européennes.

Le gamin vivait et travaillait dans une petite maison faisant partie de la cité ouvrière jadis construite par la raffinerie, modeste parallélépipède de béton qu'il utilise toujours comme atelier. Dans la cour, en partie enfouies dans le sable, des dizaines de vieilles lampes à pétroles récupérées rouillaient, témoignant d'un temps où le jeune artiste les détournaient pour créer des personnages encore proches des produits artisanaux locaux. Un amas de fers à cheval occupait un angle. Le gamin ramassait ces trésors abandonnés dans les rues de Rufisque par les conducteurs des centaines de carioles sillonnant la ville, et les utilisait, à l'instar des chaînes de vélo, comme matériau de base de ses œuvres. Au centre de la cour, fait de ces fers soudés entre eux, se dressait un grand marcheur filiforme proche, forcément proche, d'une sculpture de Giacometti.

... L'orage gronde mais il ne pleut pas. Au loin, entre la pointe de Dakar et le pétrolier se devine l'île de Gorée où vécut et travailla jusqu'à sa mort prématurée un autre grand sculpteur sénégalais, Mustapha Dimé. Ici, l'horizon est strié par les fers à béton des maisons en construction. Sur les terrasses voisines encore inachevées, les bourrasques de vent lèvent des nuages de poussière ocre rouge, et, dans la touffeur de l'air marin, des chauves-souris excitées virevoltent au-dessus des toits...

Avant Giacometti

Ndary Lo est aujourd'hui âgé de 46 ans - en 1999 il n'avait donc plus tout à fait l'âge d'un gamin mais le mot, dans la bouche d'Ousmane Sow, disait aussi l'affection que l'aîné porte à son cadet. Paraissant plus jeune que son âge, grand, mince, dégingandé comme un enfant grandi trop vite, il renvoie l'image de l'éternel adolescent. « Je ressemble à mes sculptures, dit-il, d'ailleurs Giacometti aussi ressemblait à ses sculptures, non ? ».
Ndary Lo termine souvent ses phrases sur une interrogation; puis il observe la réaction de son interlocuteur et, selon qu'elle va ou non dans son sens, il devient volubile ou marmonne, l'air renfrogné, quelque chose du genre « hum, tu crois ? ». L'homme est, comment dire ?, circonspect.

"Il y a toujours une part plus ou moins importante d'autoportrait dans une sculpture. Par exemple, je n'imagine pas Rodin exécutant une figure fine et longiligne. Moi, tu vois, j'ai des grandes jambes, des grands bras, des attaches fines. Giacometti, lui, il était sec et maigre, et s'il avait été Africain, il aurait été Sahélien, non ? "

Ndary Lo n'est pas Sahélien. Il est né à Rusfisque dans une famille bourgeoise. Son père, âgé de 99 ans - le père de son père vécut jusqu'à 108 ans -, fut directeur de l'imprimerie nationale et géniteur de vingt-quatre enfants. Ndary est l'un des fils de sa dernière femme. A 5 ans, il fut confié aux grands-parents maternels qui possédaient une grande ferme près de Tivaouane, la ville sainte de la confrérie tidjane située à une centaine de kilomètres au nord de Dakar. Il lui en reste un souvenir contrasté, où se mêlent la tendresse qu'il éprouvait pour sa grand-mère maternelle et la douleur de l'abandon. Son père venait payer sa pension tous les deux mois, et tous les deux mois pendant la visite de son père il s'enfermait dans les toilettes pour ne pas le voir. En cachette, il allait souvent tenir compagnie au forgeron voisin qui lui apprenait à actionner le soufflet.

"Si mes grands-parents m'avaient vu, je me serais pris la plus grosse engueulade de ma vie. Les forgerons sont castés chez nous. Ce qu'ils touchent, tu n'as pas le droit de le toucher, c'est impur. Je me souviens d'un jour où le forgeron est venu chez mon grand-père. Dans le hall, il lui a pris un manteau tout neuf et s'en est revêtu. Puis il est allé voir le vieux en rigolant. Après avoir réglé leur affaire, alors que le forgeron s'apprêtait à partir, mon grand-père lui a dit qu'il lui offrait le manteau - évidemment puisqu'il ne pouvait plus le porter ! En tous cas, la forge, le feu, les étincelles me fascinaient, et des fois je me dis que c'est pourquoi je soude aujourd'hui, hein? Comme je me dis aussi que c'est parce qu'il n'y avait pas d'électricité à la ferme et qu'on utilisait des lampes à pétrole que j'ai récupéré plus tard de vieilles lampes pour fabriquer mes premières sculptures."

On aura compris du récit de son enfance à Tivaouane qu'il est très difficile pour un rejeton de la bourgeoisie sénégalaise de devenir sculpteur, surtout en utilisant le feu d'un poste à soudure. Mais Ndary Lo est un homme circonspect et positif - on verra l'importance de ces qualités dans le combat fraternel qui un temps l'opposera à Giacometti. De ce passé que d'aucuns jugeraient traumatisant, il tire de la force et de la volonté. Et face au père autoritaire, il oppose la raison et l'intelligence, il discute et argumente. « Mon père m'a donné le prénom de son père, dit-il, aussi, quand il s'énerve ou cherche à abuser de son autorité, je lui dis: eh, tu ne me parles pas comme ça, je suis ton fils mais je suis aussi ton père et tu me dois le respect ». Mais l'ordre des choses ne se retourne pas sans concessions préalables. Ndary revient à Rufisque pour intégrer le collège - avec trois ans de retard dus à une entrée tardive à l'école primaire de Tivaouane - et, la bac obtenu, rejoint l'université de Dakar pour y suivre des cours d'anglais. Une fois la licence en poche, il s'inscrit enfin à l'école des Beaux-Arts, mais en section communication et publicité.

"L'art m'a toujours passionné. A Rufisque, adolescent, j'allais souvent voir la sculpture coloniale du jardin public - une statue d'un militaire sans qualité mais qui a eu, elle aussi, beaucoup d'influence sur mon choix de devenir sculpteur. Je tournais autour de l'art sans oser vraiment m'y engager. A l'école, j'allais suivre en douce les cours des sections artistiques et souvent je m'en faisais exclure. Pour gagner un peu d'argent, je peignais des portraits de Bob Marley que j'allais vendre aux rastamen. Je ne voulais pas de l'aide financière de mon père. A ma sortie des Beaux-Arts, j'ai trouvé un emploi dans une agence de publicité comme dessinateur. Au bout d'un an, j'en ai eu assez d'être un simple exécutant. Je leur ai proposé d'être concepteur et ils m'ont viré. C'est à ce moment que j'ai décidé de me lancer en récupérant les vieilles lampes à pétrole. Je me suis installé ici, à M'Bao, dans un squatt, et j'ai vécu seul, rompant avec la vie un peu dissolue que j'avais avant."

... Il a beaucoup plu durant la nuit et ce matin un voile grisâtre masque le ciel ; il bruine.
A l'horizon, la masse noire des nuages dessine au-dessus de l'océan une forme menaçante. Le vent a cessé, et les immeubles blancs du plateau de Dakar disparaissent dans la brume. Le pétrolier, ancré face à la raffinerie, les lumières toujours allumées, ne bouge pas. De grandes flaques d'eau encombrent les ruelles voisines...

Giacometti

Le premier marcheur de Ndary Lo est une lampe à pétrole montée sur deux hauts fers à béton. Elle entre dans la composition d'une installation représentant un défilé officiel. Elle évoque Abdou Diouf, le président de la République d'alors, un homme très grand et longiligne. En découvrant l'œuvre, une amie française du sculpteur lui trouva une ressemblance avec un marcheur de Giacometti. « A l'époque, je le connaissais juste de nom, dit Ndary. A l'école des Beaux-Arts de Dakar, il n'y avait aucun livre sur la sculpture, et comme, en plus, j'étais en section publicité... Mais l'idée du marcheur m'a plu, et j'ai décidé d'en faire d'autres en fers à cheval, parce que je voulais signifier à l'Afrique qu'il fallait qu'elle se relève et marche ».

Le premier marcheur en fers à cheval, celui qui patientait dans la cour ensablée de l'atelier lors de notre première rencontre en 1999, est à la fois proche et très éloigné d'un Giacometti. Il marche, bien sûr, mais d'un pas rapide et souple; et puis il a le dos voûté, très penché en avant, et les bras pliés qui semblent se balancer comme ceux d'un athlète, et...

"Quelques mois plus tard, mon amie est revenue de France avec un livre sur Giacometti qu'elle m'a offert. Je l'ai ouvert et là ça a été le choc. Je suis resté tétanisé. Mes marcheurs ressemblaient aux siens. J'ai pensé que tout était foutu. Pendant des mois je n'ai rien fait. Je restais dans l'atelier mais je n'arrivais plus à toucher un outil. Je m'asseyais dans un coin et j'attendais. J'ai même pensé abandonner la sculpture, et puis je me suis souvenu de ce que m'avait dit autrefois Jacob Yacouba."

Le souvenir.
Yacouba était assis en face de nous. Nous étions toute une bande venue pour écouter les conseils du vieux peintre de Saint-Louis. A un moment, je me suis penché vers lui pour lui demander comment on devient un véritable artiste. Yacouba m'a dit de répéter à voix haute ma question. Puis il a ajouté : « c'est une très bonne question ». Et il s'est tu. Il a pris son temps. Il a bu un verre, lentement, en nous observant. Finalement il a dit: « il y a trois critères ». Et là, le silence, le verre, le regard, comme un comédien captivant son public, jusqu'à ce qu'il lâche : « le premier, c'est la sincérité ». Puis de nouveau le silence, le verre - Jacob, il boit pas mal -, et la jubilation de nous faire attendre. Nous étions pendus à ses lèvres. « Le deuxième, a-t-il dit en prenant son temps, c'est la sincérité ». On n'a d'abord pas compris où il voulait en venir, d'autant qu'il continuait son numéro en buvant verre sur verre. « Quant au troisième, vous l'avez sans doute deviné, c'est le même que les deux précédents: la sincérité ».

Ndary Lo, du fond de son gouffre, entend donc, surgies de sa mémoire, les paroles du bon maître : « la sincérité, la sincérité, la sincérité ». Elles viennent se joindre aux encouragements de l'irréductible homme libre de Dakar, le comédien Joe Wakam, et aux conseils avisés d'un autre artiste, Fodé Camara. Tous lui disent qu'il faut persévérer et qu'un jour il lui suffira de planter un bout de fer dans la terre pour qu'il devienne une sculpture.

"En se souvenant des mots de Yacouba, je me suis dit: eh bien tant pis, si je dois faire ça je le ferai, et je verrai où ça me mène. Et je me suis rendu compte depuis que c'est un vrai problème ici. Beaucoup de jeunes peintres, par exemple, peignent à la manière de l'Américain Basquiat, ou de l'Ivoirien Ouattara. Alors les gens, et souvent les Occidentaux, leur disent: non, ça ne va pas, on dirait du Basquiat ou du Ouattara. Et du coup les jeunes changent de style et cherchent quelque chose d'original. Mais qu'est-ce qu'ils trouvent ? Rien du tout, du fabriqué, sans sincérité, des trucs pour épater le touriste, faussement africains, souvent influencés par l'Ecole de Dakar que défendait Senghor dans les années 60-70. Mais moi je leur dis : non, c'est normal de peindre comme Basquiat, allez-y, affrontez-vous à lui et vous verrez bien ; il ne faut pas vous arrêter, il faut aller jusqu'au bout et ça mènera forcément à autre chose, même s'il existe une fraternité entre les deux œuvres. Mais ils ont peur qu'on se moque d'eux et qu'on les rejette. Ils font n'importe quoi et perdent leur sincérité. Et ça, ça ne pardonne pas."

A l'aide de fers à béton soudés, son nouveau matériau, Ndary Lo a donc fait du Giacometti, franchement, frontalement - des marcheurs, des dizaines de marcheurs. Il est venu en France et nous sommes allés, d'abord au jardin des Tuileries devant la Grande Femme, puis à Saint-Etienne où se tenait une exposition consacrée à l'œuvre du sculpteur suisse. C'est la première fois qu'il les voyait en chair et en bronze. Je me souviens exactement de ses premiers mots face aux marcheurs : « Je ne pensais pas qu'ils étaient aussi raides ». Je l'ai regardé interloqué; il paraissait presque déçu. Depuis il s'est expliqué: « Je trouve en fait que les marcheurs de Giacometti ne marchent pas ; ils sont raides. On dirait qu'ils proviennent de fouilles archéologiques, non ? ». L'idée me plaît d'imaginer des statues sorties de terre, dont l'origine serait encore mystérieuse. « En plus, je trouve que Giacometti ne s'est pas beaucoup intéressé aux jambes. Ce sont surtout le torse et la tête qui le passionnent, comme en peinture ». Qui aime bien châtie bien...

... La nouvelle maison se trouve à quelques mètres de l'atelier. Elle n'est pas tout à fait achevée et ne le sera sans doute jamais car le sculpteur ne cesse d'y ajouter une cloison, d'en ôter une autre, de percer une fenêtre. Un nouvel atelier se construit à Rusfisque, véritable palais de béton conçu par le sculpteur, plein de recoins, de coursives, de plans inclinés, de pièces étranges et biscornues. On peut aussi y voir la mer du haut du toit-terrasse, elle s'étend à perte de vue au-delà de l'ancienne ville coloniale. Au pied de l'atelier, sur un terrain vague, les jeunes en vacances s'entraînent au football pour tenter de gagner les tournois de quartiers qui débutent bientôt. Le soleil assèche l'eau des mares que le sol n'a pu boire...

Après Giacometti

Puis les marcheurs sont devenus des sortes de gammes que Ndary Lo exécute entre deux projets. Au fil du temps leur corps de fers à béton s'est couvert de matière métallique, s'est coloré de blanc parfois, s'est patiné de rouille. « Je suis allé chez les antiquaires qui vieillissent les fausses sculptures primitives, dit Ndary. J'ai pris le thé avec eux, j'ai discuté, je leur ai expliqué ce que je faisais afin qu'ils comprennent que je n'étais pas un danger pour eux, et j'ai étudié leurs techniques. Un ami, Fodé Camara, conseille aux jeunes artistes de profiter de l'enseignement des artisans. C'est aussi comme ça que j'ai appris à souder, dans l'atelier d'un artisan de Rufisque ». Ils entrent parfois dans la composition d'une installation, au même titre que les objets que le sculpteur ramasse sur la plage et qu'il nomme sa « banque de données » : tissus, bouts de filets, bois flottés, têtes de poupées, etc.. Ils portent des gris-gris en os. Tout petits, faits de fil de fer, ils sont une sorte de logo - des fétiches peut-être ? L'un d'entre eux, le premier, en fers à cheval, est imprimé sur la carte de visite du sculpteur qui, par ce geste, non seulement assume, mais revendique sa parenté avec Giacometti.

Le danger est passé. A partir des marcheurs un peuple est né : des femmes à la plastique de plus en plus africaine, des hommes en prière, des mères enceintes le ventre plein de dizaines de têtes de poupées, des foules de personnages à têtes de vertèbres ovines. Peu à peu, l'imaginaire et la culture de Ndary Lô ont investi l'œuvre et infléchi son parcours. Il y a là une quête à la fois artistique et identitaire : Ndary est un artiste africain, musulman et profondément croyant. Il se nourrit de l'art occidental comme au début du siècle précédent les artistes européens se nourrirent de l'art traditionnel africain, en l'étudiant, en le comprenant, en le digérant, puis en l'adaptant à sa propre culture. Contrairement à beaucoup d'artistes des pays pauvres pour qui la survie importe avant tout, il n'est ni asservi à l'art occidental, ni corrompu par sa puissance financière. Aussi se méfie-t-il des clichés, en particulier de celui du pauvre artiste africain récupérateur qui plaît tant aux Occidentaux.

"Ici au Sénégal, seule comptait l'école de Dakar - la fameuse Négritude de Senghor, avec ses peintres abstraits et les couleurs de terre, les ocres, les coutures sur la toile, etc. Aussi, une génération de jeunes artistes, au début des années 80, en a eu assez et a défendu l'idée de la récupération - le jagalisme en langue wollof. Le mouvement était à la fois artistique et politique puisqu'une bonne partie de notre économie est basée sur la récupération. Mais c'est vite devenu une marque de fabrique et, au bout du compte, un piège, non ? Tout le monde n'est pas Mustapha Dimé. Moi, je récupère les bois flottés, par exemple, mais je les utilise rarement dans mes œuvres. Je les regarde et je m'inspire de leurs formes comme Henri Moore s'inspirait des galets ; ils me servent de modèles. Mais j'observe aussi beaucoup les arbres, les racines, les troncs un peu bizarres comme celui d'un filao sur la plage attaqué par la mer. J'ai même étudié l'art traditionnel africain pour tenter d'en saisir les formes et j'ai compris que les sculpteurs se basaient toujours sur l'anatomie, sur la réalité. C'est pourquoi j'ai introduit les caractéristiques du corps féminin africain dans mes sculptures, hein ?"

Parmi ces caractéristiques il y a la souplesse. Les premiers marcheurs, ceux qui ressemblaient le plus aux œuvres de Giacometti, ont toujours eu une souplesse singulière, une sorte de nonchalance évoquant la démarche lente et chaloupée des Africains. Par une légère inclinaison, les mains souvent l'expriment. Car Ndary Lo s'intéresse beaucoup aux mains, mains ouvertes sur le ciel des hommes en prières ou mains-feuilles des grands palmiers aux troncs noueux. Dans ces dernières œuvres, il utilise pour la première fois des bouts de fers à béton tordus et courbes afin de rendre l'aspect chahuté de l'écorce. Puis ces forêts sont redevenues des femmes aux corps toujours aussi graciles, mais dont la peau - maintenant un entrelacs de fers ajouré - semble palpiter. La tête a disparu. Du tronc inachevé quelques fers se dressent et forment un hérissement irrégulier duquel s'extrait une seule ligne sinueuse prolongeant la cambrure, l'ove des fesses et la lègère courbure des jambes - le songe d'une souplesse idéale. Giacometti n'est plus qu'un lointain et tendre souvenir, une sorte de figure paternelle ou amicale veillant sur l'artiste et son œuvre.

"Je pense souvent à lui, et je me dis qu'on a quelque chose en commun puisqu'on a fait des œuvres voisines, non ? J'ai même autrefois posé un corps sur des roues récupérées alors que je n'avais jamais vu son chariot. C'est quelque chose de bizarre, non ? C'est comme un ancêtre pour moi, il m'a montré la voie. Maintenant, quand des gens voient un de mes marcheurs et me disent que ça ressemble à un Giacometti, je leur réponds qu'il y a entre Giacometti et moi une différence fondamentale: lui il a fini, et moi je commence."

Le soir, lorsqu'il rentre chez lui, le sculpteur retrouve sa femme, Aïssatou, et ses deux filles, Saki le bébé, et Aminata. Aminata a trois ans. Elle parle beaucoup. Sur la terrasse dominant l'océan, elle se précipite à côté de son père et engage de longues et graves discussions s'achevant toujours par le rire du sculpteur. Elle est belle et espiègle. Lui, il lui parle de sa sculpture, lui montre ses mains blessées parfois, lui dit des choses importantes sur la vie, sur la beauté, sur l'art, des choses qu'elle ne comprend pas encore mais qu'elle écoute attentivement en hochant la tête, les yeux brillants de plaisir. Dans le ciel noir, limpide, scintillent les étoiles. La première pluie n'est plus qu'un souvenir.